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La vieillesse, une question existentielle depuis l’Antiquité Non classé

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photointerview Pierre-Henri Tavoillot 

Que disent les grands philosophes de la vieillesse ? Comment cette question existentielle est-elle interprétée ? Maître de conférences en philosophie à l’université
Paris Sorbonne-Paris IV, Président du Collège de philosophie et coauteur de « Philosophie des âges de la vie »1, Pierre-Henri Tavoillot partage ses réflexions sur le sujet.

 

 Qu’est-ce que la vieillesse ?

 Pierre-Henri Tavoillot  : C’est un enjeu de discussion et de débat car cet élément en soi n’est pas clair : à quel âge est-on vieux ? Les sondages montrent que la majorité des Français estiment que la vieillesse commence à 75 ans mais ils ajoutent malgré tout que ce n’est pas une question d’âge ! Les philosophes de l’Antiquité, déjà, cherchaient à définir le sommet et le déclin de la vie. Pour Aristote, philosophe grec de l’Antiquité, il s’agit de 49 ans ! Par-delà ces considérations, aujourd’hui comme hier, la vieillesse est une expérience existentielle, le moment où l’on vit le reste de notre vie après avoir cherché à s’accroître, à grandir. L’augmentation n’est alors plus possible et pas forcément souhaitable. Il n’y a que deux façons de réagir à cela : se désespérer et considérer que la vie n’a aucun goût ou, au contraire, approfondir d’autres types expériences.

 

Pourquoi la vieillesse est-elle connotée si négativement dans notre société ?

P-H. T. : En réalité, le regard sur la vieillesse est assez ambivalent et pas uniquement négatif. Jadis, dans les sociétés traditionnelles, la vieillesse était un indice de supériorité car le passé représentait la valeur suprême : les ancêtres donnaient les lois, les valeurs et les normes. Et, existentiellement, le but de la vie était de se rapprocher du passé. A contrario, dans les sociétés modernes, on a tendance à valoriser les nouvelles générations car elles incarnent le futur dans le présent. Cela va dans le sens de la dévalorisation de la vieillesse dans nos sociétés contemporaines. Mais cette analyse est à contrebalancer. Certes, la vieillesse était jadis valorisée mais les vieux, eux, ne l’étaient pas. Les ethnologues ont montré que l’on tuait certaines personnes trop âgées car elles représentaient un poids trop important pour la société. C’est le contraire aujourd’hui : on n’aime pas la vieillesse mais on adore les personnes âgées, en particulier si ce sont nos propres grands-parents. Quelle société a davantage investi sur les vieux que la nôtre pour faire en sorte qu’ils vieillissent le plus longtemps possible, accompagnés et non pas isolés ? Cet investissement collectif est inégalé dans l’histoire de l’humanité. La vieillesse comme la mort font peur car notre société a un rêve de toute puissance. On voudrait abolir le tragique. Pourtant, le secteur de la dépendance des personnes âgées est extraordinairement dynamique. Il déploie une inventivité, une activité et un volontarisme sidérants.

 

Pourquoi les maisons de retraite ont-elles, elles aussi, une image négative alors que l’époque des « mouroirs » est belle et bien révolue ?

 P-H. T. : Il faudra être très inventif à la manière dont on regardera la vieillesse de demain. Ceux qui sont en Ehpad aujourd’hui ont été surpris car ils ne s’attendaient pas à vieillir aussi longtemps et seuls. Ils avaient en tête un modèle de solidarité familiale et d’espérance de vie brève. A l’inverse, notre génération s’attend à vieillir avec une espérance de vie importante et sait qu’il faudra compter que sur ses propres forces. Nous aurions tort, dans nos programmations d’habitat pour demain, de faire comme si la prochaine génération de personnes âgées sera la même qu’aujourd’hui. Cette population sera plus exigeante, plus attentive à l’individualisation et préférera rester plus longtemps à domicile. Les Ehpad devront être encore plus attentifs à la qualité du service, notamment concernant les heures de repas, les heures de lever et de coucher, les ateliers en groupe etc. Les résidents ne voudront plus avoir l’impression de vivre dans des « colonies de vacances collectives » où tout le monde mange à la même heure. Cela sera interprété comme une maltraitance si l’on ne
s’attache pas davantage à l’individu et à son mode de vie.

 

Comment la vieillesse est-elle représentée par les grands philosophes ?

 P-H. T. : Nous avons le sentiment naïf que nous découvrons la vieillesse avec l’augmentation de l’espérance de vie. C’est faux ! La première grande querelle philosophique, au VIe siècle avant Jésus-Christ, entre Solon, homme d’État, législateur et poète athénien et Mimnerme de Colophon, poète grec, portait justement sur la vieillesse. Mimnerme de Colophon avait écrit un poème sur la base du mythe d’Aurore, une déesse amoureuse d’un jeune et beau mortel, Triton. Elle avait demandé à Zeus d’accorder à Triton l’immortalité pour en jouir éternellement. Zeus la lui accorda. Mais Aurore avait oublié de demander l’éternelle jeunesse : son protégé commença donc à vieillir éternellement… Ce qu’elle vécut comme une tragédie, plus terrible que la mort. Solon n’est pas d’accord avec cette interprétation de la vieillesse, estimant qu’au contraire, elle est formidable et très utile. Il propose donc de changer la fin de poème en disant qu’en vieillissant, on continue d’apprendre. On pourrait donc résumer cette querelle par : « Êtes-vous pour ou contre la vieillesse ? » Est-elle une catastrophe ou quelque chose d’utile et d’intéressant ? Tous les grands philosophes de l’Antiquité se sont affrontés sur cette question car elle est existentielle.  Les pour, tel Cicéron, pensent que c’est une libération, une émancipation jusqu’à la quintessence de l’existence. Les contre, comme Aristote, que c’est un déclin et un naufrage irrémédiable.

 

Serions-nous plus heureux de vieillir si nous appliquions la philosophie de Montaigne, à savoir que la vieillesse est l’âge des loisirs, de la liberté, de la cessation de ce qu’il appelle « l’embesognement » ?

 P-H. T. : Michel de Montaigne, philosophe et moraliste de la Renaissance, était un personnage ambivalent. Il portait un regard noir sur la vieillesse mais se déclarait vieux à 40 ans, enfin capable de se consacrer à ses essais. Néanmoins, on retrouve l’idée de Cicéron : le vieux libère du temps et de l’énergie pour les choses essentielles alors que le jeune est dans la frénésie : c’est le sens de la retraite.

 

Vous dites que l’identité personnelle reposait jadis sur deux piliers inébranlables : le genre et l’âge et que chaque catégorie définissait un code de conduite, un mode de vie et des attitudes attendues. Or, selon vous, de nos jours, ces codes semblent s’être brouillés. Pourquoi ?

P-H. T. : Aujourd’hui, la question qui se pose, c’est faire ou pas son âge. Et, si possible, on ne veut jamais faire son âge.

A l’inverse, jadis, c’était l’âge qui nous faisait. La vie humaine était rythmée par des rites de passage et l’on passait d’une identité à l’autre, du berceau à la tombe, avec l’aide de la collectivité. Nous sommes en constant décalage : tout le monde voudrait être jeune alors que les jeunes sont contents d’être jeunes mais ils aspirent à être adultes, à avoir une autonomie financière et affective. On assiste à une reconfiguration des âges de la vie : ce ne sont plus les catégories sociales qui nous dictent nos âges mais des catégories existentielles, individuelles.

Même si c’est angoissant, on se réfère à l’enfance, à la jeunesse et à la vieillesse comme des éléments pour se construire sa propre trajectoire.

 

On le sait, les personnes âgées vivent de plus en plus longtemps et, dans les Ehpad, nombreux sont les résidents polypathologiques. Comment bien vieillir lorsque l’on souffre ? Et comment, pour les professionnels, accompagner ces personnes vers leur fin de vie ?

P-H. T. : C’est un véritable problème aussi bien pour les résidents que pour les soignants. La réponse est la même, il faut conserver le sujet, repenser l’humain et faire en sorte que la subjectivité, l’individu demeurent. Le danger, le défi, c’est que l’on déshumanise car lorsque l’on désindividualise, on oublie qui est devant nous. Au-delà de la santé, il faut faire en sorte de protéger le lien avec les autres, le monde et soi-même. On a encore trop tendance à soigner pour soigner. Pour cela, il faudra « dé-mécaniser » les processus. Car s’ils sont indispensables, ils ne constituent pas une fin en soi.  

Propos recueillis par Frédérique Josse

 

 


 Verbatim

 

René Descartes, « Discours de la méthode » (1637) : 

« On se pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et peut-être même de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissances de leur causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. »

 

Sénèque « Lettres à Lucilius » (65) :

« Au moral, je ne sens point l’injure des ans, bien que mon corps la ressente ; je n’ai de vieilli que mes vices et leurs organes. »

Platon, « Le Sophiste » (-360 av. J-C.) :

« Tu deviendras plus riche en sagesse à mesure que tu avanceras en âge. »

 

Emmanuel Kant, « Le conflit des facultés » (1798) :

« Le devoir d’honorer la vieillesse ne se fonde pas proprement sur le ménagement équitable que l’on suppose aux jeunes pour la faiblesse des vieillards ; ce n’est pas là une raison du respect qui leur est dû. L’âge veut être aussi regardé comme quelque chose de méritoire car on lui accorde de la considération. »


 

 

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